Voyant les choses tourner en jus de boudin, un certain dictateur moustachu qui avait plongé le monde dans une guerre inexpiable se mit à placer tous ses espoirs dans des armes secrètes susceptibles de changer le cours du conflit. V1, V2, sous-marins type XXI, char super lourd Maus... Bien de ces Wunderwaffen, insuffisamment abouties ou totalement irréalistes, ne donnèrent rien. Il n'en alla pas de même du Messerschmidt Me 262 : premier chasseur à réaction opérationnel de l'histoire, il donna quand même du fil à retordre aux forces aériennes alliées.
C'est cet appareil, orné de l'ésotérique symbole du groupe, que le jeune combo de Long
Island Blue Öyster Cult choisit en 1974 pour illustrer son 3e album «
Secret Treaties ». Il n'en fallut guère plus aux imbéciles de service, toujours aux aguets, pour dénoncer les accointances nazies supposées de la formation. Ben voyons, avec tous ces juifs dans le line-up... Passons. Il est vrai que la posture résolument énigmatique d'un groupe à la musique insaisissable et aux paroles maniant volontiers le 15e degré pouvaient induire en erreur les faibles d'esprit.
Les 3 premiers albums de BÖC sont cultes -c'était facile, je sais-, mais si l'on n'en devait posséder qu'un dans sa discothèque, ce serait assurément «
Secret Treaties », plus mûr, abouti et homogène que ses dignes prédécesseurs. Les hétéroclites influences d'un groupe à l'inimitable personnalité trouvent ici un point d'aboutissement. BÖC, c'est tout à la fois la musicalité de
Steppenwolf, la créativité débridée des Doors, l'énergie de
MC5 et la puissante lourdeur de
Black Sabbath. Nimbez tout cela d'une élégance aristocratique, d'un raffinement intello et d'un humour plein d'ironie et de sous-entendus (un humour très juif new-yorkais, en fait, je ne sais si Woody Allen est fan, mais il pourrait) : vous obtenez la patte caractéristique du Cult, qui est au
Hard Rock ce qu'Oscar Wilde est à la littérature, un inspiré dandy aux géniales réparties.
Les talents sont ubiquitaires dans ce quintette qui rejette toute spécialisation. Certes, la batterie est dévolue exclusivement à Albert Bouchard tandis que son frère Joe est l'unique bassiste. Mais les parties vocales sont largement partagées : le lead singer est Eric Bloom, mais il est parfois remplacé sur certains titres par Buck
Dharma, Joe Bouchard ou Allen Lanier, et tous participent aux chorus. Lanier est le claviériste officiel, mais Bloom travaille souvent sur les synthés. Quant aux guitares, tout le monde met la main à la pâte à un moment ou un autre : Donald « Buck
Dharma » Roeser est le lead guitar incontesté et la guitare rythmique est partagée entre Eric Bloom et Allen Lanier ; à l'occasion, sur scène, Albert Bouchard délaisse ses fûts pour empoigner une gratte et rejoindre ses camarades pour interpréter un titre à une basse et quatre six-cordes. Notamment sur le dévastateur Me 262, la Wunderwaffe du Cult.
Me 262 est un Rock'n Roll furibard et trépidant : peu de place aux soli, tout est axé sur l'énergie, la rythmique d'un riff puissant, avec quelques effets de sirènes et d'explosions synthétiques. Le titre peut sembler simpliste sur disque mais rend toute son efficacité en
Live. Les paroles déjantées laissent transparaître toute l'ambition du Cult : ces bombardiers britanniques que le captain von Ondine se propose d'envoyer au tapis n'auraient-ils pas par hasard pour nom ceux des « Heavies » de l'époque, les
Black Sabbath,
Led Zeppelin et autres
Deep Purple ?
À l'opposé,
Astronomy se révèle le modèle même de la power ballad, peut-être indépassé. L'impeccable toucher du piano et la chaleur de la voix d'Eric Bloom délivrent une chanson d'une infinie délicatesse, qui défile dans une ambiance magique aux somptueuses inflexions que les passages plus rythmés et mid-tempo ne font que renforcer sans jamais en amoindrir l'évocatrice et puissante émotion. Impossible d'imiter pareil titre, et la version qu'en tirera
Metallica ne vaut que par l'admiration sincère qui transparaît dans l'interprétation des thrashers. Ajoutons que BÖC sera lui-même l'auteur de la plus lamentable parodie de ce chef-d’œuvre avec la version qu'il en donnera sur «
Imaginos », sèche, ridiculement accélérée et surchargée d'effets électroniques.
Entre ces deux extrêmes sont développées toutes les nuances d'un
Hard raffiné, expressif et tout de musicalité. «
Secret Treaties » est un disque contrasté, soucieux de surprendre l'auditeur, mais aussi de l'enjôler. Tout le monde touche peu ou prou à la composition et aux textes, y compris des personnes extérieures comme le sixième homme du groupe, le manager-producteur Sandy Pearlman, ou la compagne d'Allen Lanier, une certaine Patti Smith : on doit à cette dernière les paroles de
Career of Evil, titre balancé, avec un soupçon de Jazz et dont le ton des claviers montre bien que Ray Manzarek n'était pas un inconnu pour Lanier. Les paroles sont inspirées des « Chants de
Maldoror » de Lautréamont : on ne s'étonnera donc pas que sa version single, plus radio-friendly, se soit retrouvée avec des lyrics quelque peu raccourcis et euphémisés. On aura la même impression d'écouter des Doors revivifiés par une composition plus brute et moderne avec l'harmonieux
Subhuman.
Plus heurté, Cagey
Cretin se voit pourvu de chœurs un peu aigus à l'expressivité débridée et d'une rythmique syncopée qui pourront irriter certains ; pourtant, le déroulé du morceau, avec son riffing puissant et ses inflexions légèrement sudistes, est un régal pour qui sait dépasser ces premières impressions fallacieuses.
Le sexe n'est pas absent des paroles du Cult, mais il est abordé de façon souvent allusive. Ainsi, on a peine à croire qu'
Astronomy fasse référence à une expérience lesbienne de Suzy, une héroïne récurrente des chansons de BÖC. D'une manière guère moins voilée,
Dominance and
Submission évoque les galipettes de cette même Suzy sur la banquette arrière d'une auto. Bien balancé, ce Rock est transcendé par sa seconde partie : les chœurs plein d'assurance qui clament « dominance » sont opposés aux répons de plus en plus incertains d'Eric Bloom, finissant par bégayer « sub-submision » d'une voix vaincue, et débouchent sur un emballement instrumental marqué d'un fort joli solo de Buck
Dharma.
Les deux autres titres de l'album, Harvester of
Eyes et Flaming Telepath, sont aussi agrémentés de remarquables soli : mais point d'esbroufe dans le travail de Buck
Dharma, ils ne font que soutenir l'ambiance générale des titres sans jamais chercher à s'en démarquer. L'équivoque Harvester of
Eyes est plein de lourdeur, notamment sur la fin très sabbathienne, mais toujours éclairé par la singulière lumière propre à la musique de BÖC, et s'achève en pirouette musicale, sur le timbre aigrelet et incongru d'une boite à musique. Flaming Telepath commence de façon enlevée, avec un martellement de piano aux accents jazzy ; mais sans jamais se départir de son apparente jovialité, il laisse peu à peu transparaître une gravité et un aspect poignant bien en phase avec son thème, une expérimentation humaine de médicaments aux désastreux effets secondaires.
Les rééditions CD d'anciens disques sont souvent surchargées de très dispensables bonus tracks : rien de tel avec «
Secret Treaties », où le choix de ces derniers se révèle plutôt judicieux. On retiendra notamment une inspirée cover de
Born to Be Wild à la rythmique tribale.
Tout de doigté et de finesse, le
Hard Rock de
Blue Öyster Cult trouve sa consécration avec ce troisième album. Entre baisses de régime, expérimentations plus ou moins convaincantes et réels sursauts dans l'inspiration, le groupe connaîtra encore de longues années de carrière ; d'ailleurs, celle-ci n'est pas officiellement terminée, même si de nombreuses années nous séparent de leur dernière production. J'ai beau apprécier hautement certaines de leurs sorties ultérieures, «
Secret Treaties » restera pour moi l'apogée du groupe, une référence intemporelle.
Merci pour la kro ! :)
Plaisir de relire ta chro et les coms des copains en découvrant enfin ce fameux Secret Treaties en Lp d'époque... quel son de basse putain et ME 262 ! ...
Quel album subtile comme le mentionne si bien le chroniqueur....BÖC delivre un 3e album particulierement savoureux.
Nombre de fois que je me suis passé ce petit chef-d'oeuvre de Heavy Rock expérimental et original, découvert à la discothèque municipale de ma ville en 1980. Encore merci pour cette chronique qui décrit parfaitement le contenu et les nombreux points forts de l'opus.
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