Tu t'es levé un beau matin, tu n'étais encore qu'un môme, mais tu savais. Tu ne t'es pas posé de questions, tu as simplement constaté. Tu comprenais instinctivement que ce ne serait pas facile tous les jours, qu'il serait parfois difficile d'assumer, mais tu n'avais pas le choix. Quelque part, une connexion s'était établie de façon quasi-autonome, mais elle te paraissait finalement logique, naturelle. Car c'était en toi. C'était toi. Sans le formuler, tu t'étais aperçu ce jour que tu étais et serais un Hardos jusqu'à ce que tu crèves.
La Musique consumait ton âme, t'emportait si loin que tout comparé à cette expérience quotidienne paraissait fade, sans intérêt, absurde; et petit à petit tu as recentré ta vie et ton comportement autour de ce qui est inévitablement devenu une façon différente d'exister, alors tu as voulu le dire, le montrer. Et tu as commencé à faire peur à ta mère. Tout d’abord en arrachant tes posters de Ferrari F4O et de
New York by night pour retapisser ta chambre avec les artworks de la Vierge de Fer qui arrivaient dans ta boite aux lettres encartés dans les divers
Hard Rock Magazine Hors Série «Story» que tu commandais dès que tu avais un peu de thune ; puis en annonçant de but en blanc lors d’un repas dominical chez Mamie que tu en avais désormais fini avec les coiffeurs, et enfin en dévoilant à tous des talents insoupçonnés de couturier/styliste que tu exerçais sur tes vestes en jean en les patchant à outrance, mais également sur tes T-shirts auxquels tu enlevais systématiquement les manches.
Né une décennie trop tard, tu as rattrapé les années perdues en dévorant les articles de James Petit, Laurence Faure, Jean-Pierre Sabouret et Phil
Pestilence; et c'est certainement dans l’une de ces Bibles de l'époque (qui paraissent pourtant très light à la relecture aujourd'hui) que tu as aperçu pour la première fois cet EP
Live à la pochette esthétiquement parfaite (Derek Riggs, faut-il le préciser) qui t’a instantanément subjugué. Un petit frisson t’a même parcouru l’échine en apprenant que ce disque existait dans une version plus rare comprenant un titre supplémentaire («
Wrathchild» n'apparait que sur les pressages américains et australiens), réveillant une nouvelle fois ce chasseur en toi désormais insatiable qui t'obligeait à faire des détours quotidiens par chez ton disquaire de quartier, une petite boutique sombre et crasseuse embaumant le tabac froid dans laquelle chaque client passe miraculeusement encore aujourd'hui inlassablement en revue les mêmes bacs de vinyles, certainement plus pour taper la discute que par espoir d'y trouver du neuf. Mais cette fois, la chance t'avait souri, car il était là, devant toi; non pas le pressage vénézuélien avec la tête décapitée de Paul, c'eût été trop beau, mais le pressage canadien avec le sticker d'époque "Contains 5 Selections". Hallelujah.
Il te serait certainement possible aujourd’hui de décortiquer chacun de ces morceaux enregistrés au Kosei Nenkin Hall de Nagoya le 23 mai 1981; de parler de la prédominance de la basse dans les compositions mythiques du Early Maiden, à l'image de ces cinq titres, tous introduits à la 4-cordes. Tu pourrais t'extasier sur cette fureur magnifique qui sublime l'EP à l'instar du terrifiant "
Killers" ou du martial "Innocent
Exile" qui ne pouvaient que conduire le groupe là où il est allé; essayer de décrire l'implacable section rythmique Harris/Burr, la frappe magistrale de C
Live et son jeu de cymbales, le son inimitable de Steve, la chaleur des guitares qui se répondent en harmonie et la gouaille de Paul "
The Beast"...
Mais ce n’est pas du tout ce que tu ressens quand ta main s'arrête sur ce vinyle, parce qu’à l’époque tu n’avais par exemple encore jamais touché une guitare, que tes connaissances théoriques en Musique s’arrêtaient aux cours désastreux, désolants et surréalistes d’une "prof" qui pratiquait la dictée de notes sur un piano désaccordé, ou encore parce qu'il t'a fallu plusieurs années pour réaliser que le jeu de mots "
Made in Japan" que tu étais si fier d'avoir compris faisait en fait référence à
Deep Purple.
Non. Quand aujourd’hui, tu ressors avec tendresse le bijou noir de son écrin et que tu relis la dédicace "To all the
Head Bangers, Earthdogs and
Metal Merchants around the world", tu redeviens simplement le minot que tu étais à l’époque, ébloui par la magie de la Musique que tu écoutais les yeux fermés sans essayer de la comprendre ou de l'analyser; et tu te rappelles que grâce à cette phrase tu te sentais appartenir à une famille que tu ne connaissais pas encore, et que tu étais moins seul. Alors, à peine rentré du collège tu montais quatre à quatre les escaliers pour retrouver ta chaîne ou ton walkman qui était aussi épais qu’un sandwich mais que tu adorais, tu fermais les volets et tu t’écroulais sur ton pieu avec ta Musique, avec Maiden, avec Steve, avec C
Live, avec Paul,
Adrian et Dave, et c’était bien, réconfortant, mieux que l’extérieur. Et tu sentais la sueur qui dégoulinait par litres de la tignasse de Paul; tu étais les doigts de Dave qui ne faisaient plus qu'un avec sa Fender sur ce solo sublime gorgé de feeling qui transperce l’hypnotique "Remember Tomorrow". Tu étais parfois dans la tête de Steve, tu ressentais sa concentration, son plaisir et tu voyais même à travers ses yeux; il regardait ses musiciens et se disait que oui, cette fois ça allait marcher mais que ce serait mieux si ce connard de Paul pouvait une fois de temps en temps se pointer clean. Mais tu étais aussi dans la fosse, imaginant ton premier concert, te décapant la voix sur "
Running Free" ou démontant tes cervicales sur "
Wrathchild"...
En fait, quand tu réécoutes "
Maiden Japan" qui est un peu ta Madeleine de Proust, tu te rappelles qui tu es et d'où tu viens. Et le reste a peu d'importance.
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