On pourra m'accuser de partialité en parlant de
Primordial. Je ne le nie pas : je trouve leur musique - plus spécifiquement leurs trois derniers ablums - absolument géniale. Une brève écoute saura convaincre n'importe quel néophyte qu'il est premièrement difficile d'estampiller la musique de
Primordial d'une quelconque étiquette, et deuxièmement, et c'est lié, qu'elle a quelque chose d'unique. Puisant leurs racines dans le black metal, ils ont depuis "
The Gathering Wilderness" défini les codes d'un genre qui leur est propre, mariant la majesté intrinsèque au black metal à des riffs parfois heavy, à un sombre aura celtique, le tout emporté par la voix limpide, terrible de Alan Nemtheanga. Si les fans considèrent cet album comme leur chef-d'oeuvre, ils doivent largement leur popularité à son successeur, "
To the Nameless Dead", sorti en 2007 chez
Metal Blade Records. "
Empire Falls", "
Gallows Hymn", "
Heathen Tribes", autant de tubes qui propagèrent le nom des Irlandais sur toute la terre, propulsant petit à petit leur logo aux sommets des affiches des festivals européens. Mais un tel mastodonte crée forcément des attentes à l'idée d'un éventuel successeur.
Nous sommes en 2011, cet héritier arrive, et suscite toute sorte d'émotions. De fait, le titre d'ouverture peut être pris comme un piège. "No Grave Deep Enough" est en effet une des pistes les plus accrocheuses du cd. Guerrière et martiale, les percussions y sont pour beaucoup, Alan démarre son manifeste sans compromis, affirmant sa fierté païenne avec une telle force que c'en est effrayant. C'est rare : il s'autorise même une refrain en chant hurlé, abandonnant son timbre si caractéristique. Les riffs heavy en guise de ponts entre les couplets n'allaient pas sans rappeler "
Empire Falls", et c'est là le danger. Car, sans donner une impression de déjà entendu, on se ré-installait malgré soi dans l'ambiance de "
To the Nameless Dead", une erreur qui, selon moi, explique nombreuses des notes modérées qu'a recoltées cet album. Il ne s'agit pas de dénigrer "No Grave Deep Enough", c'est une chanson remarquable, et marque une ouverture très efficace à l'album. Les choeurs qui la terminent ne peuvent que donner des frissons à l'auditeur.
Le coeur encore en miettes par cette entrée en matière, "Lain With The
Wolf" démarre. Une guitare légère, entonne une mélodie languissant sur un post-rock mélancolique, que bientôt la batterie vient seconder de percussions tribales, installant une pulsation nostalgique. Distorsions, break, la voix retentit, le temps d'une phrase, puis retour à un ton plus retenu. Et toujours cette batterie un peu chancelante, entraînante sans l'être vraiment. C'est mou. Oui. Mais pour éviter la connotation négative, on pourrait dire moins entraînant. Épique,
Primordial ne peut que l'être, mais en comparaison de la première piste, "Lain With The
Wolf" se montre beaucoup plus intime. Et c'est seulement là qu'on entre dans le véritable ton de l'album, qu'on ne quittera qu'avec l'ultime morceau. On découvre un
Primordial plus progressif, plus mélancolique, abandonnant le feeling "heavy metal" qu'on retrouvait sur des pistes comme "
Empire Falls" pour laisser Alan exprimer avec tristesse sa peine, ses peurs, son mal-être.
Primordial était épique,
Primordial devient tragique. "Bloodied Yet
Unbowed" vient confirmer cette impression. Si on faisait la métaphore de "
To the Nameless Dead" avec l'image d'un guerrier en première ligne, ici ce même guerrier est à genoux sur une falaise d'Irlande, et contemple un ciel tourmenté, au-dessus d'une mer agitée.
Mais cette tristesse ne se traduit pas par un quelconque feeling shoegazien, et si j'ai cité post-rock auparavant, le genre se limite à de discrètes influences. Le groupe reste reconnaissable, et fidèle à la route qu'il a ouverte, mais ralentit le tempo, plongeant dans une musique plus sombre et plus triste que ce à quoi il nous avait habitué. Au fil de l'album transpire comme une amertume, des regrets, des sentiments qui se retrouvent également dans les paroles de Nemtheanga, tantôt personnelles et troublantes, tantôt se rapportant à l'histoire de l'Irlande, témoignant d'un patriotisme nostalgique envers une nation meurtrie par les famines et les guerres civiles. "Bloodied Yet
Unbowed" se couronne d'un blastbeat qui, loin de contraster avec l'ambiance, s'ensuit avec une logique terrible dans ce sentiment mêlé d'une espérance folle, et d'une déception aigrie.
"The Mouth of Judas" en est un autre exemple poignant, et vraiment il est difficile d'écouter
Primordial en se détachant totalement des textes de Nemtheanga, qu'il prend toujours soin d'énoncer distinctement. Ici, sa poésie se charge d'images lourdes de sens qui émeuvent l'auditeur sans même qu'il ait la peine de s'interroger sur leur signification, évoquant un bateau, aux voiles les plus noires que nul vent ne vient agiter comme un esclave. Ces voiles ne jettent aucune ombre sur les vagues, mais ceci ne peut être distingué depuis la côte. C'est là, et je sais que ça peut paraître présomptueux dans une chronique de metal mais j'assume mes dires, que la musique
Primordial atteint le statut d'oeuvre d'art, en révélant le soin accordé à chacune de ses facettes et la cohérence qui les lie.
"
The Puritan's
Hand", avant-dernier titre, s'annonce d'abord comme terriblement sombre. Un tempo si lourd qu'on hésiterait à considérer le titre comme du doom metal à la Mael Mordha. Mais au bout de trois minutes les percussions s'emballent, s'emportent comme avec colère, réveillant enfin nos âmes embrumées par l'émotion des pistes précédentes. Si l'on devait se risquer à philosopher,
Primordial rappelle, avec fracas, avec force, qu'un homme ne se laisse pas abattre par la mélancolie, mais qu'il sait y cueillir la beauté exquise, pour en faire, par exemple, un album de génie, avant de la contrôler pour fixer le monde d'un regard déterminé. "
The Puritan's
Hand" glisse définitivement vers un hymne très belliqueux, rappellant les hauts faits du précédent opus. Enfin, comme épilogue, "Death of the Gods" vient clore comme une histoire, une sorte de voyage à l'intérieur de soi. Ce dernier titre se détache avec netteté des autres morceaux de l'album, tout comme l'avait fait le premier "No Grave Deep Enough". Épique, monumental, d'une noblesse rappelant avec goût le souvenir de
Bathory, il achève avec pertinence "
Redemption at the Puritan's Hand".
Que d'éloges peut-être, mais il s'agit ici d'expliquer que cet album ne va pas dans la même direction que "
To the Nameless Dead", ne se fixe pas les mêmes objectifs. C'est pourquoi il est déplacé de le considérer comme un "
To the Nameless Dead" moins inspiré. S'il l'est vraiment, je l'ignore, mais je peux affirmer qu'il est plus sombre, plus triste. Et ce constat, je ne le fais pas sans réfléchir. L'année passée, après plusieurs écoutes, j'avais conclu un autre papier à sa sortie en le désignant "dans la lignée de son prédecesseur", ce qui est, sinon une aberration, un peu inexact. Mon second avis fut de le considérer franchement plus mollasson. Enfin, après quelques mois de recul, j'en viens à l'écouter aussi souvent, reconnaissant, je l'espère, les vrais sentiments qui reposent derrière des hymnes comme "Lain With The
Wolf", "Bloodied Yet
Unbowed", "The Mouth Of Judas", ou encore, et cette piste suffit à l'achat de l'album, "Death Of The Gods".
Sinon très bonne chronique !
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